Là où les forêts pansent les âmes

Emma devant notre logis

Il est des lieux qui, sans bruit, soignent ce que l’on ne parvient plus à nommer. Des espaces en marge, où le silence des arbres, la douceur des mousses, la rumeur d’une cascade ou le souffle humide d’un vallon nous offrent un refuge sans exigence. Chez Liliane, à flanc de montagne, les jours s’étirent autrement. Ici, les forêts accueillent sans condition. Elles recueillent les douleurs que l’on tait, les colères que l’on refoule, et les apaise dans l’humus profond de ces terres de légendes.

Ces trois jours passés dans ce havre vosgien, en compagnie de mes chiennes et de Phlau, ont eu la douceur d’un baume. Entre sentiers délaissés, pluie complice et solitude choisie, ce séjour fut un retour à l’essentiel. Non pas celui qu’on promet sur papier glacé, mais celui qui ancre, qui apaise, et qui rappelle, discrètement, que vivre autrement est encore possible.

Etrange été qui a débuté dans les larmes et un puissant sentiment de trahison. Pourtant je devrais être armée aux vues de mes expériences de vie. Mais j’oublie, j’oublie pour continuer à avancer, pour que les remords ou les colères ne m’annihilent pas, ne fassent pas de moi une personne aigrie, revêche, remplie d’amertume. Cette puissance de l’oubli est sans aucun doute ma plus grande capacité émotionnelle pour me préserver. Mais il faut que le temps lisse ces tempêtes et, pour l’instant, je suis toujours dans leurs frémissements.

La lâcheté humaine est le puissant vecteur qui canalise tous les ressentiments d’un nombre impressionnant de personnes ne sachant pas communiquer. Mon investissement dans le milieu associatif m’en a fait prendre la mesure… la démesure. Et je suis toujours estomaquée par la constance de ce fait quel que soit les personnes. Les gens évincent la parole plutôt qu’être dignes et assumer leurs actes, ils fuient. Pourtant nous nous glorifions d’intelligence, nous nous gargarisons d’une soi-disant supériorité du fait de notre capacité à communiquer. Mes chiennes, dont je partage le quotidien, ont plus la capacité d’échanger que bien des humains que j’ai côtoyés. Quelles peurs, quelles projections musèlent les mots et nourrissent des formes de violence qui seraient facilement évitables sans cette lâcheté inhérente à l’espèce humaine ?

Pour souffler, mon amie Liliane m’a proposé un séjour dans son logis à flanc de montagne, dans les Vosges, loin d’une humanité hostile. J’y suis partie avec ma famille logique.

Il pleut… enfin ! L’air est saturé de chaleur et je suis à plus de 700 m d’altitude. La balade du début d’après-midi a eu raison des énergies de chacune et les chiennes ainsi que Phlau dorment. Emma grogne parfois dans ses rêves. Une chèvre bêle à proximité mais je ne vois pas où elle est. Je suis toujours inquiète quand je côtoie les animaux exploités. Cela me renvoie évidemment à la violence systémique du spécisme. Et dans les campagnes, cette violence est inhérente à chaque parcelle de terre colonisée par notre humanité qui se croit légitime.  Car même le champ labouré, même le pré fauché, porte les stigmates d’une conquête rarement nommée. Sous les herbes dociles, des échos de forêts arrachées, de « bêtes » (ainsi nommées pour mieux effacer leur individualité) dispersées, de paysages modelés pour servir, cloisonnant les territoires des habitants légitimes de ces lieux — renards, chevreuils, lièvres, etc. Pourtant la terre ne nous appartient pas, encore moins ces êtres sentients qui y vivent, mais nous les avons rendus captifs de nos besoins de domination sans jamais remettre en question la nature de nos rapports à eux, ni l’imposture de nos choix.

A notre arrivée, les chiennes étaient si heureuses d’être en vacances avec nous (elles connaissent le lieu) qu’elles couraient partout dans l’appartement de joie, se jetant sur les jouets que nous avions apportés pour canaliser leur trop plein d’exaltation. Au moins, elles savent exactement quoi faire pour ne pas subir cette effervescence qui les submerge.

Découverte de l’étang des Dames et de la cascade du Rudlin

Les orages ont chassé les fortes chaleurs et apporté humidité et fraicheur pour le bien être de tout le monde.

L’appartement de Liliane est configuré de telle manière que les chiennes ne peuvent accéder à l’étage où il y a deux chambres sous le toit. Les marches sont trop raides. J’ai donc descendu un matelas une place pour l’installer dans la pièce principale afin de dormir avec elles. La négociation de la place pour ce matelas fut ardue. Emma a concédé de m’y laisser et s’est installée sur le canapé qu’elle convoitait toute la soirée. Il est étroit et j’y étais. J’ai dû négocier l’oreiller avec Suzy… Finalement tout le monde a fini par trouver sa place et j’ai plutôt bien dormi.

Phlau ayant été opérée il y a 15 jours, nous reprenons en douceur les randonnées ensemble.

J’ai pris le temps de chercher un circuit plutôt court avec peu de dénivelé, un endroit aussi que je ne connaissais pas. Ici, difficile de trouver des circuits plats. J’ai beaucoup arpenté ces vallons depuis que Liliane y vit. Elle me laisse régulièrement son lieu de vie, elle-même étant très nomade, elle n’y est pas constamment.

Mon choix s’est porté vers une cascade et un étang aux marges de l’Alsace… dans le département voisin qui porte le nom des montagnes où nous séjournons, à 30 mn de route d’ici.

C’est une route forestière étroite et à peine carrossable qui nous a conduit à notre point de départ au cœur de la forêt. Le chemin qui nous mène à la cascade du Rudlin est en sous-bois. Nous n’avons croisé aucun humain. La cascade d’environ 10 m est aménagée dans un étroit défilé, elle tombe dans une vasque naturelle en contrebas, puis une succession de cascades secondaires suivent le ruisseau. Comme tous les endroits où l’eau abonde, c’est luxuriant et sauvage, un écrin de verdure où mousses, fougères et fleurs s’épanouissent dans une joyeuse exubérance. Digitales, épilobes, myrtilliers enchantent le sentier. La cascade est classée site naturel protégé depuis 1910 et se situe à environ 100 m d’altitude au‑dessus de l’étang des Dames, dans la vallée du Rudlin — prochaine étape de notre courte randonnée.

Le circuit emprunte un chemin herbeux qui semble peu foulé où dansent d’aériennes graminées. Épicéas et sapins blancs dominent la canopée, ce qui définit un sol plutôt acide — un habitat idéal pour les graminées fines comme la canche et l’agrostide qui égayent la marche de leurs fines silhouettes dansantes. Les herbes hautes sont aussi un lieu de vie idéale pour les tiques. Nous sommes des cibles de choix. Le chemin large se rétrécit au fur et à mesure de notre avancée, visiblement délaissé. Les ronces, les noisetiers et les fougères s’y sont installées en maîtresses des lieux et, par endroit, nous devons porter Rosa, trop petite pour cette jungle vosgienne. Le chemin devient sente rocailleuse à flanc de colline où émergent des vues sur la Meurthe, rivière en contrebas.

Nous avançons lentement et prudemment dans ce foisonnement végétal, entre pierres glissantes, racines en travers et bouquets de graminées qui fléchissent sous notre passage. A plusieurs moments, j’ai même hésité à opérer un demi-tour. Au bout d’un km dans cette exubérance, le sentier rejoint un tracé forestier plus large et plus praticable. Et là, au bord du sentier, un squelette de chevreuil, blanc comme du calcaire. Un rappel direct que la forêt n’est pas qu’un décor paisible : elle est aussi le théâtre d’une lutte invisible, où chaque vie peut basculer. Et les pensées se bousculent dans ma tête : Pourquoi ? Comment ? A-t-il souffert ? Était-il jeune ? âgé ? Les chiennes ne sont pas intéressées par cette carcasse blanchie. La descente, abrupte, s’amorce.

Nous retrouvons, en bas, le long de la Meurthe, le tracé des randonnées « officielles ». Un panneau indique que le sentier ensauvagé que nous venons d’emprunter est « fermé suite à des intempéries ». Dommage qu’il n’y ait pas le même panneau en amont mais nous avons l’explication de cette impression de solitude totale et de végétation conquérante. Finalement, ce détour interdit aura été l’un des moments les plus marquants de la journée. Et la balade qui devait être une reprise facile pour Phlau s’est révélée plus technique que prévue.

Elle se poursuit sur un terrain irrégulier mais plus praticable : parfois rocailleux, parfois creusé par le ruissellement, elle longe des pentes boisées, suit la Meurthe, franchit des ruisseaux sur de petits ponts de bois moussus où chantent des eaux vives, et dévoile à l’occasion des vues dégagées sur les crêtes boisées en face. Un panneau historique rappelle les traces humaines discrètes des violences passées, comme ce vestige du funiculaire militaire de 14‑18, disparu dans le silence de la forêt. Le chemin nous conduit à l’étang des Dames, étang artificiel traversé par la Grande‑Meurthe, situé juste en dessous du hameau du Rudlin, et autrefois utilisé comme trop‑plein pour alimenter la scierie locale. L’endroit est charmant et paisible. D’ailleurs, toute la vallée respire cette tranquillité. Peu de touristes, peu d’humains… une végétation luxuriante, une impression de nature libre : le bonheur. Et pourtant, à mesure que l’on descend, les clôtures réapparaissent, découpant l’espace, redessinant les usages. L’élevage y reprend ses droits, cloisonne les terres et, dans la tranquille excuse des choses établies, réduit des vies sentientes à de simples fonctions — une violence banalisée, rendue invisible à force d’habitude.

A partir de l’étang, nous rejoignons la route forestière étroite qui nous ramène en pente douce à la voiture.

De retour à notre logis, nous « détiquons » les chiennes, nous vérifions également si nous ne sommes pas piquées. Et nous savourons le calme retrouvé, un livre à la main, les chiennes assoupies, et Couperin en musique de fond.

Les gris ont déteint les verts champêtres et adoucit l’or des chaumes moissonnés. Le paysage bouge sans cesse sous ces cieux délavés, voilant par intermittence les sommets lointains dans des nuées brumeuses où s’effilochent les nuages. C’est infiniment beau.

La pluie est ma meilleure amie en été. Elle apaise les émotions qui me submergent et crée un sentiment de mélancolie qui ne m’attriste pas. Elle me permet d’entrer dans une intimité profonde avec les palpitations de la nature qui me nourrissent. Elle est la porte qui ouvre sur les forêts enchantées des livres de mon enfance devenues réalité dans les brumes de ses ondées. C’est ça, elle me relie à l’enfant que j’étais.

Donc nous sommes parties sous une pluie légère, depuis le gîte, vers le sommet le plus proche : le Kalblin. Notre dernière balade avant de reprendre la route pour Strasbourg.

Le chemin étroit empruntait un morceau du GR5 en montée. Une brume légère envoutait le paysage. Les myrtilliers foisonnaient… Suzy s’est régalée. Elle adore les myrtilles et les gobe sur pied. Sur les hauteurs, à 900 m d’altitude, aucune vue possible. La pluie noyait l’horizon et nous enlaçait dans une fraîcheur bienvenue après les épisodes caniculaires des dernières semaines.

Nous sommes revenues au gîte par un sentier plus abrupt, j’ai pris Emma en laisse. C’est la seule que nous ne pouvons pas lâcher dans les bois, veillant au respect des habitant-es des lieux.

Nous avons repris la route pour Strasbourg en début d’après-midi.

Ce qui est incroyable est que le temps passé chez Liliane est court, pourtant j’ai le sentiment d’y avoir vécu un mois ! Ce lieu a un pouvoir de déconnexion étonnant sur moi et me fait toujours le même effet. Peut-être est-ce dû à la situation du logis, à flanc de montagne, isolé, avec cette vue incroyable ouverte sur les vallons boisés des Vosges ? C’est comme si je respirais en continu à plein poumon. Il a le pouvoir d’absorber mes pensées les plus moroses et de m’ancrer dans un présent réconfortant et doux à vivre, loin d’un quotidien trop urbanisé.

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