Nichée à la lisière d’Achern, dans le Bade-Wurtemberg allemand, au pied de la Forêt Noire, l’ancienne institution psychiatrique de l’Illenau cache un lieu de mémoire émouvant et peu connu : son cimetière. Fondé en 1858, ce lieu paisible au cœur d’un parcours boisé, raconte à lui seul une autre histoire de la psychiatrie, de la dignité humaine, mais aussi des ombres du XXe siècle.
Partie 1 : Quand le hasard mène à la mémoire
Rencontre avec un cimetière hors du temps
Je l’avais découvert en février, au hasard d’une randonnée en Forêt-Noire, en compagnie de mon amie Eve. Ce jour-là, nous sommes tombées sous le charme de cet étrange lieu, surgi sans prévenir au détour d’un sentier forestier. Une grille de fer d’un autre siècle en marquait l’entrée, sans vraiment en masquer le cœur : un enchevêtrement de vieilles tombes de pierre, disséminées dans un apparent désordre, envahies par les herbes folles, et abritées par d’immenses arbres centenaires.

















































Nous ne savions rien de ce cimetière, ni de l’histoire qu’il portait.
C’est son atmosphère — à la fois paisible, mystérieuse et hors du temps — qui nous a saisies et conquises.
C’est plus tard que nous nous sommes penchées sur son histoire, intriguées par ce lieu intemporel au charme indéniable.
Des pierres qui murmurent l’histoire
En revenant sur les lieux quelques mois plus tard, cette fois un peu mieux préparées, nous avons pris le temps de déchiffrer quelques noms, quelques dates, quelques signes gravés dans la pierre. C’est surtout Eve qui y a mis tout son cœur. Ce cimetière n’abrite pas que des anonymes : certaines tombes racontent des histoires, discrètes mais poignantes.

C’est ainsi que j’ai découvert l’extraordinaire sépulture romantique de Sophie von Harder, une femme née en 1805, morte centenaire à Obersasbach. Elle avait quitté Saint-Pétersbourg pour des raisons de santé et s’était engagée, ici, à l’Illenau, pour aider les malades et les pauvres. Une vie de discrétion, de dévouement, gravée dans la pierre à côté de celle de son mari Lewis von Harder, lui aussi étroitement lié à la vie de l’établissement. Une école porte encore son nom aujourd’hui.


Plus loin, une autre figure en marbre remarquablement expressive rappelle le nom d’Eugenie Gatschenberger, une enfant morte à seulement neuf ans, en 1877, des suites d’un accident à son école. Son histoire, évoquée sur un panneau non loin de là, m’a saisie : ce n’était pas une patiente, mais la fille d’un patient. Et elle est immortalisée dans ce cimetière d’hôpital, comme si l’Illenau l’avait adoptée à jamais.
Mais c’est une autre tombe qui nous a émues, Eve et moi, d’une manière toute particulière.
Elle est surmontée d’une statue blanche de femme en robe antique, le regard baissé, une main posée sur la poitrine dans un geste de retenue. Gravée à ses pieds, une phrase :
« Elle espère des retrouvailles rapides. »


Cette femme repose ici, aux côtés de son mari. Elle l’a attendu neuf ans avant de le rejoindre en 1874. Sur la stèle, c’est d’abord lui qui est mentionné, à l’avant, comme souvent. Elle, discrète, n’apparaît qu’à l’arrière, avec ses dates de naissance et de décès. Le patriarcat jusque dans la mémoire des pierres ! Et tout en bas, comme un écho presque effacé mais qui rappelle le poids de nos sociétés hétéronormées, cette inscription simple :
« Aux côtés de son épouse. »
C’est Eve qui a « enquêté » sur cette tombe et a traduit les passages. Bouleversante histoire. On imagine leur lien, son attente, cette promesse de retrouvailles au-delà du temps. Le marbre se fait messager d’un amour silencieux et persistant, aliénant.
Chaque tombe, même à demi effacée, semble porter une empreinte intime, silencieuse. Il y a des croix, des noms oubliés, des pierres renversées, des anges minuscules qui habitent les stèles, et parfois même un petit panneau jaune d’avertissement : « Danger d’effondrement ». Comme si le passé lui-même menaçait de s’écrouler s’il n’était pas entretenu.








Texte :
« Attention, danger d’accident ! »
Cette tombe n’est pas suffisamment stable.
Responsabilité :
Le ou la titulaire des droits d’usage de cette sépulture est averti(e) de son obligation de sécurisation et des risques juridiques encourus.
Action demandée :
Faire consolider la tombe sans délai et par un professionnel.
Émis par : L’administration du cimetière.















































Ce détail m’a poussée à regarder autrement les autres tombes.
Entre la femme attendant son époux pendant neuf ans avant de le rejoindre. Là, la statue d’une enfant abritée par les arbres. Plus loin, un directeur de l’hôpital côtoyant une patiente sans nom. Le désordre apparent de ces sépultures dissimule en réalité une chose rare : un lieu où les hiérarchies se sont effacées devant la mort.



Ce cimetière ne célèbre ni les puissants, ni les titres. Il parle de présences discrètes, de vies traversées par la maladie, le soin, parfois l’amour, et souvent le silence. Il donne un visage à ceux et celles qu’on n’aurait peut-être jamais évoquées autrement. Et dans ce jardin un peu sauvage, les pierres, les statues et les dates murmurent toutes une seule chose :
« Nous avons existé. »
Partie 2 : Un peu d’histoire
L’Illenau, un hôpital psychiatrique avant-gardiste
L’Illenau a été fondée en 1842 par le médecin Christian Roller, dans une époque où le traitement des maladies mentales évoluait. Son ambition : proposer une prise en charge humaine et respectueuse des patient-es, loin des conditions déplorables que l’on trouvait alors dans de nombreux asiles européens.
La conception des lieux – bâtiments spacieux, jardins paysagers, cimetière intégré – visait à créer un cadre thérapeutique global, qui considérait aussi bien le corps que l’esprit. Pendant près d’un siècle, l’Illenau fut une référence en Europe pour son approche novatrice.
Un cimetière pensé comme un jardin













En 1858, Roller décide de faire aménager un cimetière dédié à l’Illenau, à proximité de l’hôpital. Mais pas un cimetière ordinaire : il s’inspire du modèle romantique des jardins anglais. Le lieu devait être paisible, au cœur du végétal, propice au recueillement.
Ce cimetière accueillait les patients et patientes décédées, souvent restées toute leur vie dans l’institution, mais aussi des soignant-es, des directeurs et des bienfaiteurs et bienfaitrices, comme Sophie et Lewis von Harder – dont la tombe est aujourd’hui encore visible et accompagnée d’un panneau biographique.
« Ce cimetière n’était pas une fin, mais un prolongement du soin. »
— Guide du musée Illenau Arkaden (traduction)
Le destin tragique des patient-es sous le nazisme
Avec l’arrivée au pouvoir des nazis, l’histoire de l’Illenau prend un tournant brutal. En 1940, l’hôpital est vidé de ses patient-es. Nombre d’entre elleux – au moins 254 selon les recherches locales – sont déporté-es vers le centre de mise à mort de Grafeneck, où plus de 10 600 personnes handicapées mentales et physiques sont assassinées par gazage (programme d’euthanasie Aktion T4).
Le cimetière devient alors aussi un lieu de mémoire pour ces victimes anonymes. En 1985, un mémorial est érigé par les Églises locales pour dénoncer ces crimes et honorer la mémoire des patient-es assassiné-es.
Un lieu de mémoire vivant
Après la guerre, l’Illenau est occupée par l’armée française jusqu’en 1990. À son départ, des citoyen-nes d’Achern créent la Bürgerinitiative Zukunft der Illenau (« Initiative pour l’avenir de l’Illenau »), qui contribue à faire renaître le lieu sous une nouvelle forme.
Aujourd’hui, l’ancienne institution psychiatrique abrite le musée Illenau Arkaden, un centre culturel, ainsi que des chemins mémoriels qui traversent le site, dont le cimetière fait partie. Des visites guidées sont régulièrement organisées pour raconter cette histoire oubliée.
📚 Sources et références
- Musée Illenau Arkaden, illenau-arkaden.de
- Informations tirées des panneaux du chemin mémoriel (photos sur site, juin 2025)
- Publication : Die Geschichte der Illenau von 1842 bis 1940, éd. Initiative Zukunft der Illenau
- Mémorial de Grafeneck : https://www.gedenkstaetten-bw.de/gst/gomadingen-grafeneck
- Guide de visite du cimetière de l’Illenau (panneau 1, Friedhof Illenau)
En te lisant, j’étais à nouveau là bas … Merci pour ce beau récit de » voyage » ☺️
Merci de partager mes émotions ❦