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Au pays des forêts bannies L’autre versant du monde

dans la forêt bannie

Amrigschwand dans le Hotzenwald

Arrivée le 18 oct 2025

Pour ces vacances, comme nous le faisons toujours ces dernières années, nous choisissons de partir à moins de trois heures de route de la maison.

Cette fois ci, nous avons choisi un petit bourg de la Forêt Noire, à deux heures de route de notre Alsace familière dans le Hotzenwald. Ce territoire est à l’extrême sud de la Forêt-Noire, il s’agit d’un plateau boisé et tourmenté qui domine la vallée du Rhin et regarde les Alpes suisses.
Région rude et silencieuse, longtemps façonnée par le travail des humains, elle porte encore la trace de cette lutte ancienne entre usage et liberté.
Aujourd’hui, ses forêts bannies réapprennent à vivre sans maître.

Perché à près de 915 m d’altitude, Amrigschwand est un petit hameau paisible de la commune de Höchenschwand. Entouré de forêts et de prairies d’altitude, il offre une atmosphère typique de montagne : air pur, silence, et vues dégagées sur les Alpes lors des jours clairs.

Ici, l’histoire de la montagne se confond avec celle du travail humain — obstiné, rude, presque minéral.
Le nom d’Ernst Albiez revient souvent lorsqu’on évoque Amrigschwand. Né ici, il fut agriculteur et éleveur, sélectionneur et figure de l’agriculture de montagne au XXᵉ siècle. On lui attribue la création d’une variété d’orge adaptée aux hautes altitudes : un triomphe de la technique sur le climat, de la volonté sur la fragilité des écosystèmes.

Dans ces fermes, les vaches incarnent toujours cette logique : entretenues, exploitées, sacrifiées au nom d’une idée d’efficacité et d’équilibre naturel qui n’a rien de naturel. La montagne devient le théâtre d’une mythologie du sol, où la vie animale n’est qu’un instrument de puissance et de rendement.

Marcher dans ces paysages, c’est croiser l’illusion de prés paisibles tout en sachant ce qu’ils recouvrent : la mémoire d’une nature asservie, d’une ruralité glorifiée puis dévoyée. Entre beauté de ces paysages et héritage de l’élevage, le lieu oblige à penser la frontière ténue entre l’attachement à la terre et l’idéologie de la possession.

carte locale

Jour 1 – dimanche 19 octobre 2025

Sous la falaise du Rappenfelsen – le silence du Bannwald

Randonnée « Boucle Wartbuck – Belvédère du Rappenfelsen au départ de Brenden »

La météo de la semaine ne s’annonce pas folichonne. J’ai donc opté pour un circuit qui risquait d’être dangereux par temps pluvieux afin de profiter de la relative sécheresse des derniers jours.

Je choisis aussi des circuits pas trop longs pour Suzy qui a été blessée à ses pattes il y a quelques semaines.

Au départ de Brenden, le sentier de notre randonnée s’enfonce rapidement dans une forêt dense, humide, presque primitive. Peu à peu, les arbres se disloquent, la lumière s’élargit, et la roche affleure — dure, grise, immobile dans la mouvance des brumes matinales. Le Rappenfelsen apparaît alors, massif de pierre arraché à la forêt, balcon naturel suspendu au-dessus des vallées.

D’ici, la Forêt-Noire se déploie comme une mer sombre, striée de brumes et de pentes. Par temps clair, les Alpes se découpent au loin, silhouettes d’un autre monde que nous n’aurons pas l’opportunité de voir aujourd’hui. Tout semble silencieux, nous ne croisons aucun humain sur ce parcours étroit et pentu.

Ces falaises rappellent la puissance géologique du lieu — une lente montée du socle terrestre, figée dans la pierre, la charpente même de la montagne. Un lieu de rupture et d’équilibre, où la roche semble observer la forêt qu’elle porte. Et les ors éblouissants des forêts alentours subliment ce chaos minéral.

panneau informatif Bannwald

Un panneau nous informe que nous sommes dans une forêt protégée : Bannwald.

« Bannwald » veut dire forêt bannie : bannie du commerce, du profit, du contrôle. Quel puissant adjectif !
Ici, la forêt n’est plus ressource mais territoire à part entière, soustrait à la logique d’usage.
Les arbres tombent, se défont, nourrissent d’autres formes, sans intervention ni rendement attendu.
C’est un espace de retrait, mais aussi de résistance — un rappel que tout n’a pas besoin d’être utile pour exister.
Marcher ici, c’est accepter de ne rien posséder, de simplement partager le sol avec ce qui persiste.

Pour ce séjour, nous n’avons pas pu faire garder Emma. En général, elle ne vient pas en vacances avec nous car Emma est la plus intense des trois chiennes. Celle qui sait le moins bien gérer ses émotions et elle peut vite devenir épuisante. Au-delà de cela, c’est la seule qu’on ne peut pas lâcher car elle dérange systématiquement toustes les habitant-es des lieux libres qu’on découvre. C’est aussi la seule qui ne dort pas quand on fait deux heures de voiture. Depuis notre départ, elle était à fond sur tout : le voyage, l’arrivée, la découverte d’un nouveau lieu de vie, la randonnée de ce matin !

Elle a fini par s’effondrer d’épuisement à notre retour au gîte, enfin !

portrait de famille

Les trois ont des personnalités très différentes, qu’elles savent bien exprimer. Nous veillons à respecter leur agentivité. En randonnée, c’est parfois éprouvant : Emma est à fond sur tout, retenue par un harnais de traction pour éviter qu’elle ne se blesse ; Rosa, insouciante, court après les papillons au bord des falaises ; Suzy, force tranquille, s’imprègne de chaque odeur avant de refuser net d’avancer si l’herbe est trop haute ou trop mouillée.

L’après midi est calme pour tout le monde. Le gîte a un sauna, le luxe ! et Phlau et moi en avons profité après notre retour de périple. Je mets ce moment de quiétude à profit pour écrire mon journal. J’irai faire un dernier tour dans le village avec Emma, tout à l’heure. Demain, de fortes pluies sont annoncées mais demain est un autre jour.

Jour 2 – lundi 20 octobre 2025

Ce que la pluie révèle : l’illusion du lien

Il pleut depuis ce matin et il semblerait que ce soit la météo attendue pour cette semaine.

Chloé et Rosa
crédit photo > Phlau

Le positif dans cette nouvelle c’est que nous allons croiser peu d’humains dans nos périples. Et la pluie annoncée est légère. Elle adoucira les contours des mondes traversés et fera naître cette atmosphère d’intimité profonde avec la nature que j’aime tant. Les paysages se voileront de brumes et de mystère, happés dans une féerie de saison.

Derrière la vitre

Cependant, cela va être plus difficile pour Suzy qui déteste littéralement la pluie et n’y trouve aucune poésie.

Pour apprivoiser cette nouvelle ambiance très automnale, nous avons débuté par un petit circuit dans la forêt proche du gîte. Comme prévu, Suzy a rechigné à marcher et au bout d’un km j’ai cédé et l’ai laissé poursuivre sa nuit dans la voiture. Nous sommes donc parties à quatre explorer les sous-bois proches, qui, comme attendus, étaient magnifiques et solitaires. Les feuilles virevoltaient dans la pluie, nimbant d’or la forêt profonde et les nuages voilaient de brumes mouvantes les sommets lointains.

L'entrée du sentier des loups

Le parking, où nous étions garées, est le point de départ d’un sentier de randonnée à thème autour du loup. En traduisant le panneau, j’ai découvert qu’il y a un « parc à animaux sauvages » dans le secteur.

Le Wildgehege se présente comme un lieu d’apprentissage et de détente. Les mots sont hypocrites : “havre de paix”, “espace éducatif”, “barbecue gratuit”. On s’y rend en famille, surtout avec les enfants, on dit qu’iels “découvrent la nature”. En réalité, iels apprennent autre chose : qu’un être sentient peut être montré, que regarder l’enfermement est un loisir. Ces parcs enseignent la hiérarchie sans jamais la nommer — l’humain au centre, l’autre derrière la clôture.

L’enclos n’est pas un espace de connaissance ; c’est un dispositif politique. Il fabrique du consentement, celui d’un monde où l’on se dit proche de la nature tout en la maintenant sous surveillance. On y cultive la fiction d’un lien retrouvé, alors qu’on ne fait que reconduire la séparation. Et plus c’est présenté comme “pédagogique”, plus la violence est invisible. On ne te dit pas : “viens voir des captifs”.
On te dit : “viens te reconnecter à la nature”.

Difficile de trouver des espaces réellement libres car même dans le « Bannwald », je ne suis pas certaine que les chasseurs y soient exclus.

Au retour, nous nous sommes arrêtées un moment sur les berges du Schwarzasee, lac de barrage dont la pluie accentuait le noir profond, comme si elle en ravivait la densité liquide.

Retour vers midi au gîte pour se réchauffer et paresser. Je ferai une dernière petite balade avec les chiennes en fin d’après-midi.

Jour 3 – mardi 21 octobre 2025

La retenue de l’eau, la retenue du monde

Nous adaptons nos journées en fonction du temps, afin d’éviter de marcher sous des pluies diluviennes. La matinée, très arrosée, s’est donc transformée en parenthèse de calme et de chaleur : lectures, réflexions sur les idées reçues autour du végétarisme, le tout accompagné de tisanes réconfortantes. Les murs boisés du gîte se prêtent parfaitement à cette ambiance.

A midi, le voile pesant des nuées s’est effiloché et nous en avons profité pour nous échapper.

Je prévois des circuits courts, proches de notre gîte, que l’on peut allonger au gré de nos états corporels et de nos états d’âme à toutes. Emma s’est enfin apaisée au bout de trois jours. Elle ne tire plus en laisse et fait de longues siestes reposantes.

La première randonnée du jour était autour d’un plateau sommital où, par endroits, les vues dégagées sur l’horizon permettaient de distinguer l’ombre des Alpes suisses découpée dans un lointain bleuté. Nous avons grimpé par un sentier forestier jusqu’au banc isolé du Kaiserschloss ; le Haagwald s’ouvre soudain, dévoilant la vallée de Weilheim comme une aquarelle fuyante sous la lumière tamisée d’un automne aux couleurs exacerbées par les rayons fugaces d’un timide soleil. Le vent froissait les feuilles, un vieux banc travaillé par les intempéries contemple, impassible, les vallons lointains. Le temps s’étire, murmure des histoires de forêt ancienne. Tout est beau et paisible, sublimé par les ors chaleureux de la saison.

Le circuit se poursuit dans cette forêt de « Haagwald ». Forêt ancienne aux lisières silencieuses, elle semble garder quelque chose de son nom : une idée d’enclos, de retrait, de monde préservé. Entre les troncs dénudés, la lumière s’effiloche et le soleil la transperce par endroit. Nos pas craquent dans le bruissement des feuilles tombées, les branches ferment l’horizon, et l’on marche dans cette densité de verts et d’ors entièrement absorbées par la forêt.

Après 3 h de marche, nous décidons d’aller explorer le lac proche de ce lieu : l’Albstausee, à dix minutes en voiture, profitant des éclaircies locales.

Albstausee – le lac retenu de la vallée de l’Alb.

La vallée de l’Alb, encaissée et boisée, est typique de la Forêt-Noire méridionale

Au creux de cette vallée, l’eau ne coule plus librement : elle attend.
Le lac d’Alb, vaste cuve de montagne, retient dans son silence la force qu’on lui demande de restituer. Construit en 1941, son barrage de pierre, haut de vingt-huit mètres, ferme la gorge comme une cicatrice. Derrière, 2,2 millions de mètres cubes d’eau patientent, disciplinés par la main humaine.

Ici, la nature n’a plus le dernier mot. L’eau, jadis torrent, obéit à un calendrier électrique — on la pompe, on la redescend, on la fait tourner dans les turbines de la centrale de Häusern. La gravité devient énergie, la rivière devient ressource.

Pourtant, malgré les chiffres et les câbles, le lac garde une beauté troublante, magnifiée par les couleurs de l’automne. Sous la surface calme, on devine le poids du temps, la tension entre l’eau qui voudrait s’échapper et la digue qui la retient. C’est une retenue — au sens le plus littéral, mais aussi le plus intime du mot.

Pendant que Rosa et Suzy dormaient dans la voiture, nous avons fait le tour du lac avec Emma. Moins de trois kilomètres d’une beauté saisissante : la lumière rasante de la fin d’après-midi dorait les pentes, les couleurs d’automne flamboyaient, et pas une présence humaine à l’horizon.

Et puis la pluie est revenue… Nous sommes rentrées au gîte, encore traversées par la splendeur du lac et des forêts. Un sauna nous attendait — le luxe de notre hébergement ! — avant de savourer la chaleur retrouvée et la lenteur du soir.

Rosa qui refuse d'aller à l'arrière dans la voiture et veut que je la caresse !

Jour 4 – mercredi 22 octobre 2025

Schnaps et patriarcat : boire la forêt

Boucle autour du Katzenkopf au départ de Wittenschwand

La pluie semble définitivement installée. C’est elle qui m’a réveillée ce matin, tambourinant avec insistance sur le toit de notre petite maison. Les paysages sont noyés de gris et de brume.
Nous décidons, malgré tout, de sortir : deux heures de marche dans le vent et l’humidité, autour de deux sommets proches, à plus de 1000 mètres d’altitude, le Katzenkopf et le Hoheck.

Le circuit est beau, varié : villages de haute montagne aux immenses fermes fleuries, sentiers rocheux (et glissants) sur des pentes abruptes, forêts flamboyantes dans les ors de saison, chemins détrempés où chantent des ruisseaux furibonds.

Des panneaux informatifs jalonnent la marche — récits d’appropriation de ces espaces et de leurs habitant·es autres qu’humain·es.

Sur le sentier le plus raide, jonché de rochers glissants, un petit placard accroché à un arbre dit beaucoup plus qu’il n’y paraît. C’est l’incarnation matérielle de ce que racontaient déjà les panneaux : la fusion entre nature, coutume et consommation.

Ici, pas d’eau, pas de tisane, pas même une pomme locale — seulement des alcools forts : schnaps de cerise, de prunelle, de ferme. Prolongement liquide du terroir.

La scène est presque absurde : un meuble bricolé, cloué sur un arbre, sur un sentier escarpé, humide — un lieu où boire est littéralement dangereux.
Et pourtant, le geste est rendu convivial, ritualisé par un poème rimé :
“Ein Schnäpschen am Morgen oder Abend ist schön labend…”
(Un petit schnaps, matin ou soir, ça fait du bien…)

Sous couvert d’hospitalité, c’est une incitation à l’ivresse en pleine forêt, rebaptisée “tradition locale”. Le dispositif ne vend rien : il naturalise le commerce. On dépose une pièce, on boit la forêt. On absorbe symboliquement le lieu, on l’ingère sous forme de schnaps “local”, comme si boire l’alcool, c’était goûter le paysage, s’en approprier la substance.

Que des alcools forts, aucune boisson douce : le message implicite est que la nature elle-même serait un lieu d’épreuve, de virilité, de rusticité — pas de douceur.
Une esthétique de la dureté, au sens patriarcal et extractif : la montagne, l’effort, l’alcool fort, la maîtrise de soi et de ce qui t’entoure.
Rien pour les enfants, les abstinent·es, ni pour celles et ceux qui voudraient juste se désaltérer.

En somme : ce n’est pas une simple “boîte à schnaps”.

C’est un autel miniature du patriarcat rural, un rituel d’appartenance où l’on confirme qu’on est du coin — ou du moins qu’on sait jouer le jeu. Et puis il y a ce poids, invisible mais bien réel : celui de l’alcool lui-même.

Ici comme ailleurs, il traverse les corps, les familles, les villages. Il sert de liant social, de courage, de consolation — et pourtant il alimente les mêmes forces qu’il prétend apaiser : le patriarcat, le sexisme, la violence. Ce schnaps bu au bord du sentier, célébré comme coutume, a l’air inoffensif. Mais il s’inscrit dans une longue chaîne d’habitudes où l’ivresse fait taire, justifie, légitime. Une drogue qu’il est interdit de questionner.

Derrière le geste anodin du randonneur qui “goûte la tradition”, il y a tout un monde qui s’autorise à dominer, à posséder, à parler plus fort.

Dans le silence revenu après la pluie, je pense à cela :

aux forêts qui ploient sous le vent,

et aux hommes qui, depuis des siècles, boivent pour oublier qu’ils ploient aussi —

mais qui, dans ce même oubli, s’approprient les corps des plus fragiles.

Moutons esseulés dans la pluie et le froid

Et dans un champ proche d’Urberg, deux moutons se réfugient tant bien que mal sous la maisonnette qui abrite leur nourriture. Ils y tiennent à peine debout, nous regardent passer, intrigués.

Ils me font peine, dans ce vent et cette humidité poignante.

Ils sont l’image même de cette maltraitance ordinaire, de ce mépris obstiné que notre humanité entretient envers tout ce qui n’est pas elle.

Parfois je me demande comment je fais encore pour trouver du plaisir dans ces marches. Et pourtant, malgré tout, quelque chose en moi continue de se déposer dans l’instant : la puissance magistrale de la nature m’apaise, me traverse, m’apprend à tenir debout.

Jour 5 – jeudi 23 octobre 2025

Rütetwies – ce que la forêt n’a jamais oublié

Ce matin, c’est le déluge. Peu de feuilles resteront encore accrochées aux branches avec ce vent impressionnant qui accélère l’élan des nuages. J’ai sorti les chiennes tôt, entre deux averses. Je fais une petite boucle autour du village qui ouvre sur un extraordinaire panorama montrant les Alpes suisses au loin, gigantesques sommets côtoyant la course effrénée des nuées pluvieuses. Cet horizon mouvant me captive et j’aime y perdre mes pensées. Il dilue mes peines et mes colères et nourrit en moi le flux même de la vie, cette part indomptée que rien ne lasse.

Les intempéries devraient se calmer en début d’après-midi. Nous en profiterons pour quelques escapades dans cette contrée de forêts « bannies » et plateaux sommitaux où hurlent les vents d’automne.

Ce soir nous avons réservé une table dans un hôtel restaurant proche qui propose d’intéressantes options bio végétaliennes : l’ALPENBLICK (littéralement : vue sur les Alpes).

Quand la pluie s’est enfin dissipée, je suis partie marcher seule vers un sommet voisin de notre randonnée d’hier : le Lehenkopf, qui culmine à 1039 m d’altitude. Des éclaircies ont déchiré le ciel encore sombre par endroits, illuminant les prairies de mille gouttelettes éclatantes et dorant la forêt d’éclats mordorés. Mon circuit avait un objectif : la tour du Lehenkopf. Dressée à un peu plus de 1 000 m d’altitude, cette tour domine de ses 18 mètres la forêt du Hotzenwald entre St. Blasien et Dachsberg. Construite à la fin du XIXᵉ siècle, elle servait à « voir plus loin », à cadrer le paysage conquis.


Aujourd’hui, sa silhouette de bois gris veille sur une forêt qui, lentement, reprend le dessus. Autour d’elle, les clairières se referment, les épicéas gagnent du terrain, et les vues s’effacent sous la végétation.
Ce qui était jadis un symbole de maîtrise devient ainsi le témoin tranquille d’un renversement : ici, la nature reprend ses droits, respire enfin sans témoin, effaçant peu à peu les traces de notre volonté de dominer.
Le vent y parle plus fort que les humains, les troncs s’y redressent sans permission, et la tour, figée dans sa garde inutile, contemple le retour d’un monde qu’elle croyait surveiller. L’eau tombée drue ce matin, ruisselait sur ses sentiers rocailleux, la forêt bruissait de milles souffles mêlés, celui de la pluie qui s’attarde, de la sève qui frissonne, des feuilles qui se froissent sous le poids de l’eau, de toutes les vies côtoyées et pourtant invisibles à mes yeux. Seule humaine dans un foisonnement féerique.

Ce territoire, les humains l’ont nommé Rütetwies.
Des panneaux explicatifs, à certains abris forestiers, racontent son histoire.

Avant que la main des hommes ne la défriche, la forêt du Hotzenwald s’étendait sans partage — royaume d’ombres et de racines, refuge des ours, des loups, des lynx.
Le sol était maigre, le froid vif, la forêt trop dense pour l’exploitation : l’humain hésitait encore à s’y installer.

Puis on y découvrit des mines d’argent, promesse d’abondance et de discipline.
Alors on coupa, on brûla, on appela ce geste « Rütte » — défricher, ouvrir la chair du sol pour en tirer profit.
C’est ainsi que naquit la Rütetwies : un espace arraché à la forêt, offert à l’économie du monastère de St Blaise et du labeur.

Mais la richesse fut courte.
Les hivers, les rendements, la dette : tout se referma sur ceux qui avaient cru dompter la terre.
Les paysans vivaient au rythme des animaux exploités, de la faim et des saisons.
L’humain faisait tenir un monde bancal, où chaque vie servait à rentabiliser une autre.

Puis vinrent les routes, les machines, les engrais — et avec eux l’illusion de la prospérité.
Les prairies maigres, jadis signe de survie, devinrent inutiles.
On enrichit les sols pour appauvrir les paysages.
On quitta la montagne, on oublia les herbes qui guérissent et les insectes qui pollinisent.
L’arnica, le criquet, le néottie — autant de présences effacées, réduites à des noms sur des panneaux de bois.

Aujourd’hui pourtant, la forêt attend son heure.
Sous l’herbe repousse la mousse, dans les haies s’enracinent les jeunes épicéas.
Si les humains s’éloignent, la forêt reviendra — comme dans les Bannwald, ces territoires libérés du calcul, où la nature reprend lentement le pouvoir de vivre.

Alors peut-être, un jour, la Rütetwies redeviendra ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être :
un lieu sans maître, sans dette ni rendement,
où la richesse se mesure en feuillages et en silence.

Jour 6 – vendredi 24 octobre 2025

Eaux furieuses, forêts en feu – le dernier regard

Vue sur le réservoir de Witznau – Sentier Hutweg près de Berau – et cascade Haselbach

Les températures ont fortement chuté et les sommets les plus hauts se sont parés de blanc. Une neige fondante tombait ce matin. Comme chaque jour, on a attendu que les cieux s’apaisent avant de partir explorer les sentiers proches. J’avoue que cette contrainte et le temps cataclysmique de la semaine m’ont épuisée. J’ai dû improviser, écourter chaque circuit, m’adapter aux sentes détrempées, rendues dangereuses par l’amoncellement des feuilles et des racines glissantes… À part la randonnée du premier jour, aucune ne s’est déroulée comme prévu.
Ajouté à cela, la présence énergique d’Emma qui ne sait absolument pas écouter, toujours à l’affût, tirant dans les descentes — suivie par Rosa qui la colle et copie tout ce qu’elle fait ! Chaque mini-circuit devient sportif.
J’adore Emma, mais je préfère être seule avec elle pour marcher en montagne.

Nous sommes parties en début d’après-midi en direction du sud, vers Berau, où j’avais déniché un circuit sur Komoot avec panorama.
Ce circuit passait par des vues sur le réservoir de Witznau et suivait un magnifique sentier à flanc de roches, le long de la Schwarza — cadre grandiose de forêt profonde, de falaises et de vallées encaissées. Les éclaircies du moment enflammaient les vallons qui ruisselaient d’or.

Le réservoir de Witznau (Witznautalsperre) s’étend au creux de cette vallée, pris entre des pentes boisées et raides du Hotzenwald. Construit pendant la Seconde Guerre mondiale pour l’hydroélectricité, il fait partie du réseau de barrages qui régulent la force de l’eau entre Witznau et Wehr.
Cet après-midi, pourtant, il n’avait rien du lac turquoise des cartes postales : les pluies diluviennes des derniers jours avaient brouillé sa surface, la teintant d’un brun dense, presque terreux, comme si la montagne elle-même s’y dissolvait.
Vu depuis les hauteurs du sentier, ce plan d’eau fauve paraissait plus organique que technique — un miroir chargé de sédiments et de ciel, où se confondaient la puissance des éléments et la main de l’humain.

Le chemin du Hutweg est chargé d’histoire. Autrefois parcouru par ceux qui veillaient sur la forêt et ses ressources, il est devenu un sentier de randonnée.
Aujourd’hui, il portait les traces de la tempête Benjamin : troncs déracinés, branches éparpillées, sol détrempé et glissant. Des eaux furibondes et terreuses déboulaient par endroits des pentes abruptes. À plusieurs reprises, il a fallu enjamber ou contourner les obstacles, le regard attentif à chaque pas.
Nous avons dû renoncer à atteindre la cascade, le passage devenant trop dangereux, surtout avec les trois chiennes. Demi-tour, donc — la prudence pour guide.

Dépitée de n’avoir pu atteindre la cascade du sentier, nous avons pris la route pour en découvrir une autre, à quelques kilomètres de là : la Haselbach Waterfall.
Cette cascade, haute d’une quinzaine de mètres, est proche du parking où l’on se gare. Elle se niche dans une gorge boisée typique de la région. Le sentier qui y conduit est étroit, pentu, très glissant. Le ruisseau, gonflé à bloc, dévalait furieusement son lit ; l’eau, lourde de terre et de feuilles, roulait dans un grondement continu.
La cascade, d’ordinaire claire, s’était muée en un flot brun et tumultueux — une coulée vivante, terreuse, qui semblait charrier tout le versant. Autour, la forêt suintait encore ; chaque pas s’enfonçait dans la boue, et l’air vibrait du fracas de l’eau.
Un lieu d’énergie brute, saturé de l’humidité rugissante du torrent.

Sur le retour, nous avons emprunté une route interdite où nous étions seules au monde — évidemment.
La chaussée serpentait au fond d’une gorge, longeant un ruisseau aussi furieux que tous ceux croisés aujourd’hui. Autour, la forêt profonde refermait ses pentes sur nous, sombre et dense, comme un couloir végétal vibrant du tumulte de l’eau.
Arrivées sur le plateau sommital, la vue se dégageait sur les Alpes suisses dans le lointain, plus visibles que jamais. Dernier panorama grandiose avant notre départ.

Nous sommes rentrées repues de ces paysages puissants, et avons savouré un dernier sauna au gîte pour clore ce séjour, dissoudre la fatigue et profiter du silence du lieu pour laisser retomber l’élan des jours passés.
Le corps se détend, l’esprit se vide peu à peu, comme si la chaleur achevait de fondre les dernières traces de boue, de vent et d’eau.
Une manière douce de dire adieu à ces montagnes et à leur tumulte.

La Vasgovie sous la lumière d’avril

Une colline, un château


Le Palatinat, cette région de châteaux médiévaux aux histoires légendaires, de rochers majestueux et d’une forêt extraordinaire classée réserve de biosphère par l’UNESCO, fait du sud de la Rhénanie-Palatinat une de mes destinations préférées.

Au Moyen Âge, la région était l’une des plus importantes politiquement du Saint Empire romain germanique. De là, les rois et les empereurs contrôlaient les destinées de la moitié de l’Europe. Mais les Celtes, les Romains et un roi bavarois y ont également laissé leur marque.

Départ pour notre semaine dans le Palatinat afin d’arpenter à nouveau les sentiers de Vasgovie. On part à 5 nanas de 2 espèces. Cédrine doit nous rejoindre en train lundi.

Ce qui est magique est que nous sommes à moins de 1h30 de Strasbourg. Nous avons pris la route à 13h car le gîte n’est disponible qu’à partir de 15h. Pour nous y rendre nous avons longé la frontière côté allemand, empruntant une route étroite au cœur d’une extraordinaire forêt : celle du Bas Mundat.

Le temps est aux giboulées et oscille entre de violentes tempêtes de grêle et des accalmies bleutées, c’est un peu n’importe quoi. Comme nous sommes au pays de la Véganie, nous nous sommes arrêtées dans un supermarché allemand pour nos courses de la semaine, pas besoin d’emporter depuis la France de quoi nous nourrir car ici le choix est juste hallucinant.

Le gîte est une maison triangulaire surprenante lovée dans un
quartier verdoyant
composé d’autres maisons triangulaires, au cœur de la forêt. Nous sommes à la fois isolées et proches de lieux de vie (25 mn de Landau). C’est tranquille et de là où j’écris j’ai vu sur les verts tendres du printemps qui égayent les bois environnants.

Quelques maisons de notre village de vacances :

Nous avons déjà exploré les alentours depuis le gîte. A 3 km, il y a les ruines médiévales du château de Lindelbrunn situé à 437 m d’altitude, offrant une vue époustouflante à 360 degrés. Comme le temps est extrêmement capricieux, les humains ont fui les lieux pour notre plus grand plaisir et les nuages, chargés de pluie, déployés sur ces contrées boisées, nous ont offert un prodigieux panorama.

Les chambres du gîte sont à l’étage et on ne peut y accéder que par un escalier étroit. Cet accès est impossible pour les chiennes. On a donc descendu un matelas des chambres afin que j’y dorme avec Rosa et Suzy, cette dernière a tout de suite monopolisé la couette à mes pieds.

Le temps est totalement inconstant et… froid. Ce matin, un mélange glacial de pluie et de neige tombait mais la météo annonçait une accalmie dans la journée. Nous sommes parties sur les chemins détrempés à la première éclaircie.

Le circuit d’une dizaine de kilomètres empruntait les sentiers proches. Nous avons d’abord découvert le Silzer See qui borde la L493.

A partir de là, le circuit monte dans la forêt par de larges chemins. Le ciel s’est dégagé et très vite les bois ont ruisselé de lumière et de verts chatoyants. C’était infiniment beau.

Nos pas nous ont conduit au promontoire rocheux du Schweinsfels à 400 m. d’altitude auquel on accède par une échelle en métal raide et étroite. La vue panoramique est aussi impressionnante que celle découverte hier. Une croix trône sur la plateforme étrécie du rocher. Partout où se perd le regard se déploient les collines boisées de cette terre de grés rouges et de ruines médiévales. Les nuages chahutent l’horizon et les caprices du temps lui font un écrin de lumières chatoyantes.

Pas un seul humain sur ces sentiers. Je suis toujours fascinée comment mon espèce se cloître à la moindre goutte de pluie. Pourtant c’est à ce moment là que ces lieux se mettent à frémir et palpiter. C’est aussi là que je peux pénétrer dans leur intimité et, enfin, y prendre part. La nature me remet à ma place, élément fragile et insignifiant qui vibre au rythme de ces soupirs.

Le circuit se poursuit le long d’impressionnantes formations gréseuses, les Kellerfels. C’est là que nous redescendons par d’étroits sentiers la colline pour rejoindre notre quartier de maisons triangulaires au cœur de ces lieux enchanteurs.

L’après-midi est consacré à la lecture, l’écriture, la paresse.

Vers 17h, nous irons à Landau découvrir leur restauration végane qui abonde. Nous avons réservé au « Ich bin so Frey »

Nous sommes revenues repues. Le lieu est très accueillant, vaste et lumineux. Le personnel souriant est à l’écoute. Le restaurant était complet ce qui m’a fait plaisir. L’offre végétalienne est impressionnante. Nous avons attendu plus d’une heure notre repas succulent, cela valait bien un peu de patience.

Les pâtisseries sont tout aussi incroyables.

carrot cake (délicieux) et cookie sans gluten (tout aussi délicieux).

En rentrant, j’ai exploré notre village de conte pour digérer. La lumière du soir était extraordinairement orangée nimbant les lieux, où s’étirait la brume, d’une poésie ouatée.

Cette nuit, les températures sont retombées en dessous de zéro. Ce matin, il a fallu dégivrer la voiture mais le ciel avait des promesses de lumière printanière.

Nous sommes parties à 5 km de la maison pour explorer le massif du Heichsberg culminant à 412 m. d’altitude.

On accède au plateau sommital par de larges sentiers sillonnant les bois où, aujourd’hui, nous avons croisé une biche et des chevreuils. La ligne de crête est clairsemée de bornes numérotées, de roches de gré rose plantureuses et de buissons de myrtilles denses.

De chaque côté de cette ligne de crête se dégagent des massifs gréseux offrant, au nord, une vue sur l’imposant château de Trifels près d’Annweiler et, au sud, un panorama grandiose sur les vallons verdoyants du Palatinat. Le bloc de rochers du sud porte le nom de Geiersteine. Il est aussi apprécié des personnes pratiquant l’escalade.

Aujourd’hui, comme les jours précédents, les chemins semblaient désertés par les humains.

En début d’après-midi, je suis partie chercher Cédrine à la gare de Wissembourg, nous avons fait une pause sur le chemin pour quelques courses à Edeka. De retour dans notre nid, ce fut le temps du goûter et j’ai savouré la part de carotte cake achetée à « Ich bin so Frey » que je n’avais pas mangé hier ainsi qu’un cookie sans gluten. Leurs pâtisseries sont vraiment délicieuses.

Vers 18h, Sonia, Cédrine et moi sommes retournée par la forêt aux ruines médiévales du château de Lindelbrunn. Phlau et les chiennes nous ont rejoint en voiture.

Là aussi, pas un seul humain.

Nous avons découvert le restaurant en contrebas du château qui propose à la vente des cadavres des habitants et habitantes des forêts, avec des images de « suicide food » indécentes.

La montée vers les ruines et le lieu déserté m’ont permis d’évacuer ma colère sourde qui jaillit devant tant de dissonance.

La plateforme herbeuse du château nous a offert un écrin de joie partagée. Rosa et Suzy étaient aussi enthousiastes que nous.

L’éclat du soleil tombant voilait les massifs d’une ombre satinée et adoucissait la grisaille des pierres préservées.  Au loin, on pouvait distinguer les nuages porteurs de pluie qui s’amoncelaient par endroit, concentrant des gris plus sombres dans l’éclat azuré de cette soirée quasi parfaite.

C’est le froid de plus en plus mordant qui a eu raison de notre présence et nous a renvoyées vers la voiture garée en contrebas.

Le dîner fut simple et appétissant, cuisiné par Cédrine : raviolis en conserve (je les adore) agrémentées de fromage et passées au four, accompagnées d’une salade de mâche. Le tout végane bien entendu.

Pendant que j’écris mon journal, les filles humaines lisent et celles d’une autre espèce dorment, repues d’une journée chargée d’odeurs et de jeux.

Cette nuit Rosa a partagé mon oreiller. Elle a aussi aboyé à chaque grincement de lit de mes comparses… Malgré tout, j’ai relativement bien dormi. Suzy a préféré rester sur le canapé où il y a clairement plus de place.

La rando du jour est à une vingtaine de minutes en voiture d’ici, plus à l’est, près de Landau. Le départ s’effectue à partir d’un de ces jolis villages de la route des vins du Palatinat sud : St. Johann. Les montagnes sont truffées de blocs rocheux qui leur font des promontoires aux vues grandioses où que l’on aille.  Aujourd’hui, nous sommes parties à la découverte de l’Orenfels à plus de 500m d’altitude.

Une montée de 4 km, à travers les magnifiques forêts de Vasgovie, depuis le village, nous conduit à cette terrasse de grés en surplomb, habitée depuis le haut moyen-âge. La vue y est grandiose et ouvre sur la plaine du Rhin mais aussi sur les vallons, que j’aime tant, de ces paysages boisés où trône le Trifels, ce château imposant qui est le point de convergence de quasi toutes les plateformes visitées à ce jour.

Ces vues époustouflantes m’emportent dans un imaginaire féerique peuplé de dragons, de quêtes impossibles et de secrets farouchement gardés.

Je suis gueuse, va-nu-pieds, truande, chevalière, guerrière, je suis tous ces possibles et plus encore. Ce qui me ravit est ce sentiment que là, dans ces espaces aux vallons infinis gorgés d’histoire et de forêts profondes, un autre monde onirique s’entrouvre.

Sur le sentier qui monte à ces remarquables roches, se trouve un gîte nature à flanc de colline où des gamelles d’eau fraiche étaient proposées à Suzy et Rosa : Naturfreundehaus Kiesbuckel.  Visiblement c’est une auberge ouverte les week-ends où on peut loger et demander des repas adaptés aux engagements de chacun et chacune (vous me voyez venir ?)

Le retour se fait par la forêt et la dernière partie dans les vignes où nous avons profité de la lumière du jour pour nous recharger en bonne humeur.  

Nous sommes aussi passées devant une maison au portail clos qui avait posé un panneau à son entrée, rempli d’autocollants aux messages antispécistes. C’était l’autre moment joie du jour.

J’ai glissé quelques autocollants dans leur portail. Ma petite contribution.

Les après-midis sont paisibles, nous vaquons à nos diverses occupations dans notre maison de conte où le chauffage au gaz crépite comme un feu de bois. Plus tard, j’irai me dégourdir une dernière fois les jambes dans notre hameau si particulier.

Le temps oscillant entre une pluie légère et une neige fondante glacée, nous avons décidé de consacrer la journée à la visite du Trifels, le château restauré, star du coin et visible de partout. Ensuite nous visiterons Landau et testerons un autre restaurant vegan : le VELO, identifié grâce à la formidable application Happy Cow.

Nous nous sommes garées sur le parking au pied du château édifié sur le mont Sonnenberg (494 m). Il se dresse sur un triple piton gréseux, long de 145 m, large de 40 m et surélevé de 50 m. et surplombe, majestueusement, toute la région. Le temps humide a contribué à enchanter les lieux en enrobant de brumes mouvantes les bois et collines alentours où apparaissaient, par moments fugaces, les autres ruines des environs. Ici chaque sommet semble porter un château médiéval.

Entre 1088 et 1330, le Trifels fut un château impérial, l’un des centres de pouvoir les plus importants sous les Hohenstaufen et les Saliens. Les insignes impériaux tels que la couronne, le sceptre et l’orbe impérial y étaient toujours conservés. Aujourd’hui, ce sont leurs répliques qu’on peut encore admirer.

Le château servait également de prison pour des personnalités importantes tel que le roi anglais Richard Cœur de Lion, otage du Saint Empire.

Aujourd’hui il est le résultat d’une alternance de phases d’expansion, de délabrement et de reconstruction sur près de 1000 ans – depuis ses débuts au XIe siècle jusqu’à un passé récent.

Il regorge d’escaliers que Cédrine a exploré avec enthousiasme et ses plateformes s’ouvrent sur de grandioses points de vue.  L’entrée est payante : 4€50.

L’après-midi nous avions réservé une table au VELO restaurant. En allemand, le mot vélo français se dit Fahrrad donc ce nom n’a rien à voir avec une bicyclette. C’est un mélange des lettres du mot « LOVE ». Le lieu est vaste et élégant, la décoration est épurée.

Le repas était succulent. Le restaurant a des menus du midi et du soir et propose une « petite » restauration à tout heure de la journée.

Les propositions sont élaborées et gustativement excellentes, la quasi-totalité des suggestions sont faites maison à partir de produits frais.

J’ai quand même pris deux desserts dont une part de tarte à la mousse de fraise hyper légère et fondante. Chaque bouchée était une explosion de délice dans la bouche. Servie avec des fruits et de la crème chantilly ! Et, comme c’était léger, j’ai aussi savouré leur mousse au chocolat également accompagnée d’un coulis de fraise et de chantilly.

Après cette pause gourmande, nous avons fait un petit tour dans le centre-ville de Landau, ville fondée au XIIIè siècle. Elle est le chef-lieu de l’arrondissement de la Route-du-Vin-du-Sud du Palatinat.

En rentrant au gîte, Sonia, Cédrine, Rosa, Suzy et moi sommes reparties pour un petit tour sur la colline proche de la maison où trône un imposant rocher de 34 m. de haut, le Kriemhildenstein avec vue sur les forêts et notre village particulier en contrebas. Nous sommes montées jusqu’à la croix en pierre Steinernes et son banc qui offrent cette fois ci une vue sur le rocher précédent et toujours sur les reliefs environnants. La pluie avait cessé et le soleil du soir irradiait la forêt d’ombres longues satinant les vallons boisés du lointain. Les chiennes que nous n’avions pas prises avec nous aujourd’hui (interdites au Trifels et compliqué en ville) étaient ravies de cette sortie post méridienne.

Ce matin le ciel gris couronnait de morosité les bois alentours. Nous sommes parties à cinq pour une randonnée de 13 km depuis le parking du Trifelsruhe près d’Annweiler en empruntant une partie du sentier « Richard cœur de Lion », l’otage célèbre du coin.

Rosa et Suzy étaient visiblement ravies de faire partie du périple. Hier était leur journée de récupération où elles n’ont été qu’une heure en balade.

Une grêle fine est tombée pendant une dizaine de minutes sinon nous avons évité l’humidité.

Le circuit conduit à une tour sur la colline du Rehberg qui offre une vue panoramique complète sur la forêt méridionale du Palatinat, la trinité des châteaux de Trifels, Anebos et Scharfenberg (Münz), la plaine du Rhin et la bordure orientale de la Forêt Noire et des montagnes de l’Odenwald. La structure actuelle de la tour s’élève sur un socle de 2 m de haut et atteint une hauteur de 14 m avec le parapet. Un escalier extérieur de neuf marches mène à la porte en arc brisé de la tour , et un escalier en colimaçon de 49 marches mène à sa plate-forme panoramique avec son mur extérieur crénelé. La tour est classée monument historique et fut inaugurée le 17 septembre 1862 après cinq mois de construction.

En somme, en Allemagne, sur chaque colline on trouve soit une ruine de château-fort, soit une croix, soit une tour. On sent l’appropriation forte de l’humain homme sur le paysage par ce besoin de dresser des monuments toujours plus haut que la montagne elle-même.

L’objectif suivant de la randonnée était le Kleiner Hahnstein, « petit rocher » à escalader pour découvrir une nouvelle vue époustouflante sur la région. Encore plus belle que la précédente !

Et tout le long du circuit nous traversons de magnifiques forêts de hêtres, ormes, châtaigniers et chênes aux verts printaniers intenses qui illuminent les sous-bois et accentuent la couleur foncée des troncs, les rendant quasi noirs.

La suite du circuit devait nous mener au pied d’un gigantesque bloc rocheux (400 m de haut) découpé en trois parties : l’Asselstein néanmoins fermé pour cause de nidification des faucons pèlerins qui habitent ces lieux. Il est considéré comme l’une des formations rocheuses les plus puissantes de la région rocheuse de Vasgovie et est donc également appelé le « roi des roches du Palatinat ». Une fois à ses pieds on comprend pourquoi.

En face de cette masse rocheuse impressionnante se trouvait un large banc en demi-cercle faisant face à une sculpture commémorative avec une citation de B. Brecht dont j’ai cherché la signification en rentrant :

– Pour commémorer la rencontre à Asselstein entre socialistes et sociaux-démocrates de différents groupes de résistance du Palatinat le 6 mai 1934, une pierre commémorative et un banc avec vue sur le rocher ont été érigés en 2019.

L’inscription se lit comme suit :

« À la mémoire des sociaux-démocrates qui se sont réunis illégalement à Asselstein le 6 mai 1934 pour discuter des options de résistance contre le régime nazi. » SPD-Palatinat 

Cette citation de Bertold Brecht est magnifique. Un bel hommage à l’humilité.

Ne pouvant accéder à l’Asselstein, nous avons rebroussé chemin pour reprendre, sur deux kilomètres, le large sentier au cœur des bois qui nous a ramené au parking.

Le long du parking, il y avait une aire boisée avec des petites étoiles gravées sur les arbres. Cet endroit est un cimetière pour les cendres de notre espèce. Cela m’a rappelé le lieu de souvenirs au cœur de la forêt de Esch sur Alzette, au Luxembourg, que j’avais découvert avec Gabriel.

Cette randonnée nous a bien affamées, j’ai nourri Suzy et Rosa à la voiture. Nous n’avions qu’une quinzaine de minutes pour rejoindre le gîte, notre faim fut aussi vite comblée.

L’après-midi sera consacrée au repos et à nos menues occupations personnelles.

Nous sommes indubitablement dans une bulle de tendresse où chacune veille sur l’autre et où nos échanges sont drôles, attentionnés et sereins.

Aujourd’hui, départ à 9h pour Dahn, à environ 30 mn du gîte, pour un circuit de 12 km afin de découvrir ce coin défini par ses rochers monumentaux.

La randonnée débute par une montée vers un cimetière militaire comprenant plus de 2 000 soldats morts lors de la Seconde Guerre mondiale. Les noms des soldats sont notés sur de petites pierres – la plupart des pierres portent la mention « inconnu ». Au-dessus de ce lieu de recueillement se trouve une petite chapelle commémorative et au-delà le premier bloc colossal de roches de grés : le Hoschstein. Il fait partie du vaste Dahner Felsenland et se trouve à la limite sud de la petite ville. Un chemin sécurisé et très pentu monte sur la crête et offre encore une vue fantastique sur les montagnes et les autres formations rocheuses.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les habitants et habitantes de Dahn se sont cachées dans ces niches rocheuses naturelles et les grottes sur le Hochstein. La plus grande est « la cabane du soldat », ouverte des deux côtés, elle offre une belle vue sur la ville.

Ce circuit passe par un des chemins de St Jacques de Compostelle.

Nous avons poursuivi notre randonnée vers le Dahner Burgengruppe, un immense complexe de trois châteaux médiévaux semi-troglodytes de toute beauté, composés de Tanstein à l’ouest, du Grafendahn au milieu et de l’Altdahn à l’est.

Il s’agit du plus grand complexe de châteaux du Palatinat construit sur des rochers abrupts et ses parties les plus anciennes remontent au XIe siècle.

Le mieux conservé est l’Altdahn qui offre un dédale d’escaliers, chambres et couloirs creusés dans la roche où on pourrait presque se perdre.

Au retour, j’ai même vu un troupeau de chevreuils qui est passé juste devant Suzy et moi, ce qui a bien intrigué Suzy d’ailleurs qui aurait aimé les suivre… mais non.

Nous sommes rentrées en début d’après-midi, petite pause post-méridienne avant de repartir pour dîner une dernière fois à Landau au « Ich bin so Frey ».

Le luxe de partir à une centaine de km de chez soi c’est que nous avons pris deux voitures.  Demain, Cédrine et moi irons faire une dernière randonnée du côté de Dahn tandis que les filles rentreront directement à Strasbourg.

Nous nous disions aujourd’hui combien ce territoire de vallons et de roches prodigieuses est époustouflant de beauté et nul besoin de partir à l’autre bout du monde pour être au cœur d’une nature généreuse et exceptionnelle.

Jour de départ. Premier réel jour de printemps.

Le gîte doit être libéré pour 10h. Nous nous scindons en deux groupes, l’opportunité d’avoir deux voitures. Tandis que Phlau, Rosa, Sonia et Suzy rentrent à Strasbourg, Cédrine et moi partons une dernière fois randonner dans cette terre d’histoire et de nature.

Le circuit est sur le territoire de Dahn, il part d’un château conservé dont la visite est payante mais que nous ne visiterons pas : le Burg Berwartstein. Aujourd’hui nous avons envie d’espaces et de ruines, loin des foules et du brouhaha de l’humanité.

La première étape nous mène au pied d’un promontoire rocheux, le Schlüsselfels. Nous n’avons pas trouvé le sentier et sommes montées à même la pente au travers d’amoncellements d’arbres chus et de terre glissante. Parcours éprouvant et technique néanmoins gratifiant une fois arrivées sur la plateforme. Il s’agit d’une des parois rocheuses parmi les plus hautes de Vasgovie.  La vue y est époustouflante (comme toujours) et s’épanouit sur ces paysages aux vallons boisés qui m’émeuvent tant.

Nous poursuivons sur le Heidenberg jusqu’au Buchkammerfelsen qui est, à lui seul, un point culminant. Le sentier traverse des falaises de grès parées d’arbres noueux aux racines entrelacées où le pied doit être sûr et l’œil vigilant. À l’intérieur de ces rochers se trouvent des chambres sculptées datant de l’Antiquité. La porte d’entrée est située à environ 8 m de hauteur sur le versant nord du massif, inaccessible pour un ou une marcheuse.

L’étape suivante sont les ruines du Drachenfels (le château dragon) où j’ai eu un réel coup de cœur pour ces vestiges. De loin, on distingue un gros rocher avec une plateforme accessible par un escalier mais en s’en approchant, on découvre un château monumental dont l’exploration est une véritable aventure. Il regorge d’escaliers, de pièces troglodytes et de passages de liaisons. Il a probablement été construit peu après 1200. En 1523, le château a été presque entièrement détruit. Deux rochers de grès rouge, abrupts et très étroits, portent ces impressionnantes ruines.

Partout il y a des terrasses aux vues dégagées sur les forêts, sur les Buchkammerfelsen et sur le village proche. Au loin, on y voit également l’ensemble rocheux des ruines du Dahner Burgengruppe visitées la veille.

Nous rentrons par le sentier boisé de St Jacques de Compostelle pour retrouver la voiture.

Le retour à Strasbourg se fait par la même route qui traverse l’extraordinaire forêt du Bas Mundat sous un soleil radieux.

Ce qui me réjouit c’est la proximité de ces lieux enchanteurs et que je peux y retourner pour m’y replonger quand j’en ressens le besoin. Ce n’est réellement qu’un aurevoir.


Explorations végétales – les cyanotypes

Bleus et végétaux

Cet été fut celui où j’ai repris mes envies d’explorer ce que la nature nous offre pour créer. La photo restant ma passion de base, je me suis penchée sur les processus intégrants cette technique et j’ai découvert les cyanotypes.

Le cyanotype est un procédé photographique monochrome négatif ancien par le biais duquel on obtient un tirage photographique bleu de Prusse, bleu cyan.

Cette technique a été mise au point en 1842 par la botaniste Anna Atkins.

Le procédé utilise deux produits chimiques :

On mélange en volumes égaux une solution à 8 % (masse sur volume) de  ferricyanure de potassium et une solution à 20 % de citrate d’ammonium ferrique.

Ce mélange photosensible est ensuite appliqué sur une surface papier. On laisse sécher dans l’obscurité ce support préparé. Une fois le papier sec, les expérimentations peuvent commencer.

Le papier devenu photosensible est exposé au soleil avec des végétaux qui vont imprimer sa surface de leur ombre. Puis il est passé sous l’eau pendant cinq minutes pour révéler le bleu si typique du cyanotype.

Les nuances mettent 24h à se révéler complètement.

J’ai exploré le processus au début de l’été et cela m’a rappelé les photograms que je créais dans les années 80-90 quand j’initiais les élèves à l’aventure photographique argentique.

Très vite, j’ai eu besoin d’aller au-delà de la monochromie bleue du cyanotype de base et j’ai découvert les « cyanotypes humides ». C’est à dire qu’on va humidifier le papier photosensible avec de l’eau, du savon, du vinaigre, etc. On va l’exposer beaucoup plus longtemps aux rayons du soleil (parfois 5 h !).

J’ai laissé mon imaginaire opérer et j’ai rajouté des épices que j’avais sous la main, puis des pigments que j’ai achetés aux Ocres de France.

A partir de là, ce fut pour moi une révélation. J’ai adoré ce qui se révélait avec chaque œuvre créée. Et je me suis mise à observer de plus près toutes les feuilles que je côtoyais. J’ai ainsi découvert des essences d’arbres dont j’ignorais l’existence. Par exemple le chêne rouge d’Amérique m’a fait découvrir que le genre Quercus comprend entre 200 et 600 espèces !!! (chiffre variable selon les classifications vu le nombre important d’hybrides).
En tout cas, pour le chêne rouge d’Amérique, ses grandes feuilles atteignent de 12 à 22 cm en moyenne et se distinguent de celles des chênes caducs européens par leurs 4 à 6 lobes anguleux à extrémité plus ou moins épineuse. Je suis tombée en amour de ses feuilles.

J’ai aussi craqué pour toutes les espèces d’érable et les feuilles de courgettes jaunes à la dentelle si délicate.

Et puis, j’ai été au-delà, je me suis appropriée chaque création, j’en ai retravaillé certaines dont je n’étais pas satisfaite, y intégrant de la peinture aquarelle ou acrylique.

J’ai entrouvert une dimension où je me suis laissée emporter, heureuse de ce que j’y découvrais.

Quelques formats carrés : 17×17 / 21×21 / 27×27